M. Varin, lieutenant criminel au siège présidial de Rennes, fut chargé le 15 novembre 1758 de l'instruction criminelle de l'affaire Grumellon. Ses fonctions étaient délicates, sinon difficiles. Les magistrats dessaisis n'avaient en somme rassemblé que des preuves bien fragiles contre l'accusé. M. Varin devait faire toute la lumière et dégager la vérité de cet ensemble de dépositions ou de réponses contradictoires. La confrontation générale des témoins et de Grumellon eut lieu le 12 janvier 1759, et l'analyse de ce long document ne révéla aucun fait nouveau à la charge de l'accusé. Il se dégagea au contraire de ces discussions de fortes présomptions d'innocence en sa faveur; bien que ses accusateurs maintinssent l'intégralité de leurs dépositions reproduites ci-dessus. Les magistrats du Présidial de Rennes procédèrent alors avec plus de lenteur, et peut-être plus d'habileté que les officiers de police judiciaire chargés à Saint-Malo des deux premières parties de l'instruction. 11 semble, si l'on s'en rapporte au dossier de la procédure, que M. Varin ait oublié Grumellon pendant sept mois dans sa prison, et que, la lumière s'étant faite subitement dans son esprit, il ait déposé en grande hâte, le 20 août, des conclusions tendant à faire élargir l'accusé. Nous nous refusons à croire que la marche de l'instruction ait été arrêtée- un seul instant. Nous avons l'absolue conviction, bien que le dossier ne contienne aucun document à cet égard, que l'instruction fut particulièrement laborieuse pendant ces sept mois, et que M. Varin basa sa conviction sur l'ensemble des faits révélés par une enquête nouvelle. Nous ne pouvons malheureusement procéder à ce sujet que par voie de déductions; mais il semble logique de supposer que le lieutenant criminel vérifia l'exactitude des réponses de Grumellon, et qu'il s'inquiéta de la moralité de ses accusateurs. Grumellon avait-il menti ou rétabli la réalité des faits dans ses interrogatoires? La précision de ses réponses, et le grand nombre de témoins à décharge cités par l'accusé à l'appui de sa défense, permettaient au lieutenant criminel de vérifier facilement l'exactitude de chacun des chefs d'accusation retenus contre lui. M. Varin opéra-t-il par voie de commissions rogatoires? Dirigea-t-il une enquête personnelle dans les paroisses de Saint-Lunaire, Lancieux, Ploubalay, Créhen, Saint-Lormel et Saint-Pôtan? Nous l'ignorons. Mais, quelle que soit la procédure suivie en la circonstance, nous avons l'intime conviction que les témoins à décharge cités par l'accusé furent entendus, et que ces dépositions nouvelles détruisirent l'édifice de mensonges péniblement échafaudé par la rumeur publique et soigneusement construit ensuite par les témoins de la première heure. Les accusations les plus accablantes contre Grumellon furent celles produites par Jean Chevalier, Toussaint Gordon et François Rebillard. Quelle était la valeur morale de ces trois personnages? Le premier nous paraît avoir fait un faux témoignage nettement caractérisé; nous ne savons rien autre chose de lui; mais les deux derniers ont une triste réputation. Toussaint Gordon était un alcoolique invétéré. Il dut avouer lors de la confrontation qu'il avait eu des troubles cérébraux récents et qu'il n'était sain d'esprit que depuis le mois d'octobre! Cet aveu ne l'empêcha pas de maintenir l'intégralité de sa déposition, mais quelle autorité pouvait-elle désormais avoir? Quant à Fçois Rebillard, capitaine de la paroisse de Matignon, ce n'était malgré son titre qu'un besoigneux et un vulgaire intrigant. Il tenta pendant 20 ans de se poser en personnage de premier plan : la défense du Guildo était son œuvre affirmait-il, et il faillit s'en faire attribuer la gloire au préjudice de M. Rioust des Villes-Audrains. Ses protestations bruyantes et, passez-moi l'expression, son bluff, forcèrent l'attention des pouvoirs publics. Le prince de Montbarey ordonna en 1778 une enquête sévère confiée aux soins de M. Gaze, baron de La Bove, Intendant de Bretagne. L'imposture de Rebillard fut démontrée. Nous ignorons comment il supporta la ruine de toutes ses espérances, mais nous savons, de source certaine, qu'il recherchait dans toute cette affaire beaucoup moins l'honneur qu'une récompense pécuniaire. Rebillard avait-il déjà commencé à nouer son intrigue au moment du procès de Julien Grumellon? Etait-il sincère dans ses dépositions? Constatons, sans répondre à ces questions, qu'il ne parvint pas à convaincre le lieutenant criminel. Les magistrats du siège présidial de Rennes firent donc table rase de tous ces témoignages douteux ou intéressés. Ils se refusèrent à voir en Grumellon un espion ou un traître, et ne retinrent même pas contre lui la prévention d'avoir franchi le Guildo en tête de la colonne anglaise. Nos ennemis avaient employé la ruse le 8 septembre pour se faire montrer le gué du Guildo. Le lendemain ils employèrent la force. « Les Anglais, écrit M. Rioust des Villes-Audrains, forcèrent deux fois les Carmes du Guildo à venir sur le bord du gué me prier de les laisser passer pour me parler de la part du général anglais, mais je pensai que c'était plutôt pour se faire montrer le gué et je tirai sur les disciples de M. Hélis quoi qu'ils me proposassent en me nommant un pourparler de la part du' général anglais. » Le R. P. Pierre Boiron, religieux Carme confirme entièrement ce récit : « C'était moi-même, écrit-il, que les ennemis obligèrent de vouloir passer le gué pour vous annoncer l'arrêté de leur conseil de guerre tendant à mettre tout à feu et à sang, si vous ne cessiez vos décharges de mousquetterie. Vous fîtes en cela un coup d'état digne d'être transmis à la postérité... Ma vie réchappa à plus de cent balles dont j'entendis plusieurs siffler à mes oreiles... » Cette énergique défense en imposa aux Anglais. Ils n'osèrent, après l'échec de leur subterfuge, se livrer à la reconnaissance du gué du Guildo sous le feu des Français, et ils se firent montrer le passage le lendemain par quelques malheureux prisonniers poussés l'épée dans les reins en tête de leurs colonnes. Ces méthodes de guerre contraires au droit des gens sont unanimement flétries de nos jours. Elles donnent la juste mesure de la valeur morale du chef assez vil pour les prescrire, et le procès de Julien Grumellon ajoute une infamie de plus à la longue liste dressée par l'histoire contre le général Bligh. L'espoir des officiers anglais fut déçu;. La colonne anglaise franchit le Guildo sans que : « Les Français soient- tués par les Français. » Grumellon eut la vie sauve, mais son honneur sombra dans cette aventure. Grumellon absous le 29 août 1759 de tous les chefs d'accusation relevés à sa charge, sortit le même jour des prisons de Rennes. Mais l'esprit des foules se manifeste par deux caractères : la simplicité et la cruauté. Grumellon en fit la dure expérience. Le verdict populaire refusa d'accepter la sentence des magistrats, et ce malheureux marqué du sceau de la fatalité, fut jusqu'à sa disparition, vers 1780, l'objet de la haine de tous ses concitoyens. « Quoi qu'il en soit, écrivit un siècle plus tard M. Ropartz, la Bretagne garde tout son mépris pour le Judas du Guildo, et les enfants même honnissent encore le nom de celui « qui montra le passage aux Anglais. » L'étude impartiale de la procédure, dont nous venons d'exposer les grandes lignes, ne nous permet pas d'accepter sans réserves les conclusions de l'éminent archéologue. Grumellon ne nous est certes pas sympathique, sa conduite équivoque pendant la période qui précéda son arrestation nous permet de le classer dans la catégorie de ces gens suspects plus aptes à tirer profit des calamités publiques qu'à s'y opposer. Mais, nous nous refusons à voir en lui un espion et un traître. Ce ne fut qu'un paysan timoré, déprimé par les fatigues et les angoisses de sa captivité, au point de devenir le 9 septembre l'instrument inconscient des Anglais. Le passage du Guildo n'exigeait pas, nous ne saurions trop le répéter, un effort héroïque de l'armée de Bligh. Rioust des Villes-Audrains arrêta pendant 30 heures une armée de 9.000 hommes avec 80 fusils; cet exploit sera son éternel titre d'honneur. Mais le général anglais, quelle que soit son incapacité, ne pouvait manquer de s'apercevoir à la longue de la faiblesse du rideau qui lui était opposé. Il attaqua alors avec toutes ses forces et franchit l'Arguenon sans coup férir. Cette petite opération de guerre n'exigea point le concours d'un traître pour assurer son succès. Il nous semble donc impossible, pour tous ces motifs, de séparer la vérité légale de la vérité historique dans le procès de Julien Grumellon. Nous nous sommes simplement proposés dans cette étude de rétablir l'une en exposant l'autre. Effaçons à jamais le nom de Grumellon de la liste infâme des traîtres. Oublions ce triste héros, mais souvenons-nous de nos gloires. Ce n'est pas au lendemain des événements qu'il convient de confier au marbre et à l'airain des souvenirs tout vivants encore. Le temps est un dés éléments essentiels de la gloire des véritables héros. La postérité ingrate a laissé s'écouler 150 ans sans élever un monument commémoratif de la défense du Guildo. Oubliera-t-elle longtemps encore cette mémorable journée? La gloire du duc d'Aiguillon éclipsera-t-elle à jamais celle de Rioust des Villes-Audrains? Quand verrons-nous revivre, sous le ciseau; d'un artiste de génie, la mâle physionomie de ce Breton stoïque, citoyen modeste et patriote ardent, qui inscrivit au Livre d'Or de notre province une des pages dont nous puissions être le plus justement fiers ? Les mêmes hommes qui clouèrent Grumellon au pilori accablèrent Rioust d'outrages et de calomnies. Les conséquences de leur œuvre néfaste se font encore sentir, mais ces misérables haines de clocher ne peuvent plus soutenir l'examen, ni fausser les données de l'histoire. Nous nous estimerons trop heureux si nous sommes parvenus à rétablir la vérité historique sur un point volontairement obscurci, nous semble-t-il, par les passions des contemporains. La trahison du Guildo n'est qu'une légende; telle était notre conviction absolue, et l'étude des pièces de la procédure en démontre l'exactitude.
Duc d'Aiguillon